“On reproche aux hébergeurs de trop en faire ou de ne pas assez en faire” a conclu Benoît Tabaka, secrétaire général de l’ASIC, à l’issue de notre matinée de débats intitulée : “Les hébergeurs : arbitres ou gardiens de la liberté d’expression en ligne ?”.
Introduites par Giuseppe de Martino, président de l’ASIC, qui a exprimé le sentiment d’insécurité juridique auquel sont soumis les hébergeurs, deux tables rondes ont permis de réunir les principales parties prenantes.
La première avait pour objectif de dresser un bilan des dernières mesures et du rôle qui semble être attribué aux hébergeurs. Adrienne Charmet, porte-parole de la Quadrature du Net, a dénoncé des pressions politiques sur ces acteurs, tout en regrettant “l’opacité” de leurs dispositifs de modération. Une remise en cause à laquelle a répondu Anton’ Maria Battesti, représentant de Facebook France, en abordant notamment les rapports de transparence publiés à l’attention des utilisateurs.
« L’hébergeur doit sans cesse trouver le bon équilibre : trop retirer ou pas assez. » – Anton’Maria Battesti
Mais au-delà de la régulation opérationnelle, c’est la question de la responsabilité qui a semblé récurrente. Anton’ Maria Battesti a décrit un jeu d’équilibriste entre “trop retirer et pas assez” et rappelé que ce sont des individus qui prennent ces décisions, avec le potentiel d’erreur que cela comporte. Une responsabilité qu’il souhaiterait que les hébergeurs n’aient pas à endosser en intégralité, sans pour autant qu’elle incombe aux seuls pouvoirs publics. Un point de vue partagé par Adrienne Charmet, qui dénonce la capacité qu’a le ministère de l’intérieur de bloquer un site sans contrôle judiciaire a priori.
Bénédicte Fauvarque-Cosson et Anton’Maria Battesti
“Le droit des données personnelles n’est pas légitime pour réguler la liberté d’expression.” – Christophe Bigot
« Nous avons peur que l’on finisse par trouver uniquement des informations anodines sur Internet. » – Viviana Quiñones
Bénédicte Fauvarque-Cosson, professeure à l’Université Panthéon-Assas, a apporté un éclairage international démontrant que la problématique de la modération est étroitement liée aux conceptions de la liberté d’expression et du droit à l’information. Comparant les législations américaine et européenne, elle considère que les différences juridiques sont fortement influencées par des différences culturelles. Par exemple, les discussions actuelles entre Google et la CNIL au sujet du droit à l’oubli seraient selon elle inconcevables aux États-Unis, tant le droit à l’information y est primordial.
Le droit à l’information a également été défendu par Viviana Quiñones et Christophe Bigot. La première, représentante de l’IFLA, l’association qui représente les bibliothèques, a mis en avant la dérive que pourrait entraîner un contrôle des contenus et des injonctions au déréférencement demandées par un pays et ayant une portée mondiale. En effet, si les informations concernées sont jugées personnelles, elles peuvent avoir un impact public et dès lors leur déréférencement peut avoir des conséquences graves pour la mémoire historique et collective. L’IFLA a donc plaidé pour des décisions de déréférencement au cas par cas et proportionnées. L’avocat Christophe Bigot a poursuivi ce raisonnement en exprimant la crainte qu’avec un droit à l’oubli trop affirmé, Internet devienne un espace de communication et non d’information. Inquiet que les principes de la loi de 1881 pour la liberté de la presse aient été récemment remis en cause au Sénat pendant les débats sur la loi égalité-citoyenneté, il a appelé à une différenciation entre information et données personnelles : “le droit des données personnelles n’est pas légitime pour réguler la liberté d’expression”.
“La loi République Numérique n’est pas allée assez loin sur la liberté de panorama.” – Nathalie Martin
La seconde table ronde interrogeait les suites à donner à la loi “République numérique” et le juste niveau de législation pour la compléter.
Les débats, très vifs, se sont en partie focalisés sur la propriété intellectuelle. Pascal Rogard, directeur général de la SACD, qui défend les intérêts des auteurs, a prôné une utilisation très contrôlée et restrictive des oeuvres. Une vision que ne partage en aucun cas l’association Wikimédia, représentée par sa directrice Nathalie Martin et son président Emeric Vallespi, défendant l’élargissement du domaine “des communs” et du droit à l’information.
Deux exemples de taxes ont été au coeur des débats : l’une sur l’utilisation de l’image des monuments publics (amendement dit “Chambord” à la loi Création) ; et celle dite “Google Image” qui vise à taxer les moteurs de recherche indexant des photos pour financer les ayants droit. Pour Wikimedia, ce type d’imposition entraînerait un appauvrissement de l’accès commun à la connaissance et introduirait une asymétrie entre les hébergeurs qui peuvent s’en acquitter et les autres. Wikimedia a également regretté que les dispositions sur la liberté de panorama dans la loi pour une République numérique soient purement symboliques, car limitées aux usages non-commerciaux. Pascal Rogard a argué que l’utilisation de l’image d’un monument à des fins commerciales ne peut être gratuite et a ensuite critiqué le régime ”d’irresponsabilité” des hébergeurs qui “concernait initialement les pages personnelles des internautes”.
Amal Taleb, Emeric Vallespi, Nathalie Martin, Laure de la Raudière et Pascal Rogard
Amal Taleb, vice présidente du CNNum, a préféré saluer les avancés de la loi “République Numérique” et notamment le text and data mining qui crée une exception dans le régime des droits d’auteur pour les articles scientifiques. La représentante du CNNum s’est félicité que la recherche scientifique puisse être librement accessible sans prise en compte des intérêts des éditeurs.
« Cela ne sert à rien de légiférer localement sur le numérique. » – Laure de la Raudière
Laure de la Raudière, députée d’Eure-et-Loir, a plaidé pour que les dispositions relatives aux à la régulation des plateformes soient adoptées au niveau européen, afin de gagner en efficacité et en uniformité et pour ne pas créer des “usines à gaz juridiques” pouvant nuire à l’attractivité de la France. Prenant part au débat initié par les autres intervenants, la députée a par ailleurs affirmé que les évolutions récentes avaient été bien plus au détriment de la liberté d’expression qu’à celui de la propriété intellectuelle.
Benoît Tabaka, secrétaire général de l’ASIC, a conclu cette riche matinée en plaidant pour une co-construction de la régulation. Les hébergeurs ne peuvent pas seuls penser et assumer ce contrôle qui doit d’une part être construit en coopération et d’autre part inclure l’intervention d’une autorité judiciaire. Saluant la vivacité des débats, il a constaté la nécessité de lieux d’échange sur les questions liées à l’écosystème juridique et législatif dans lequel évoluent les hébergeurs. To be continued…