L’Association des Services Internet Communautaires remercie l’Autorité de la Concurrence de consulter les acteurs sur le projet d’engagements résultant du différend entre Cogent et Orange.
Au-delà de ce différend précis, la décision de l’Autorité de la Concurrence pourrait représenter un précédent structurant dans les relations entre les fournisseurs d’accès à internet (FAI) et les prestataires de service de la société d’information (PSI).
L’ASIC est consciente des spécificités du cas examiné par l’Autorité. Cependant, l’Association est inquiète du signal qui risque d’être envoyé par l’Autorité de la Concurrence au secteur, au-delà du cas examiné. En effet, le projet de décision de l’Autorité tend à valider sans réserve le principe d’une terminaison IP payante sur les réseaux d’accès français. D’une part, cette orientation risque de méconnaître plusieurs réalités techniques ; d’autre part, elle fait peser un risque sur l’écosystème numérique français.
La décision de l’Autorité risque de cautionner une généralisation d’une terminaison IP payante sur les réseaux français
Le projet de décision de l’Autorité de la Concurrence valide sans réserve le principe d’un peering payant imposé par les FAI au motif d’un déséquilibre dans le trafic échangé. Une telle orientation risque de pousser les FAI à généraliser un système de péage sur leurs réseaux pour donner accès à leurs abonnés. Au surplus, le projet de décision ne laisse entrevoir aucune limite fixée aux FAI pour imposer un peering payant aux PSI.
Les PSI investissent dans l’infrastructure des réseaux
Les PSI contribuent au financement de l’infrastructure internet de multiples façons :
● En achetant la bande passante pour acheminer leur trafic jusqu’aux différents points d’interconnexion avec les opérateurs de réseaux.
● En créant des liens directs (peering public ou privé) ou indirects (transit) – toujours payantes – avec les FAI ou opérateurs de transit.
● En achetant des capacités de stockage ou en investissant directement dans des fermes de serveurs afin de localiser leurs applications et contenus plus proches des inernautes, ce qui permet notamment d’alléger les réseaux.
● En achetant de la capacité voire en investissant directement dans des réseaux de distribution de contenus (CDN – content distribution networks) qui consistent à
positionner des serveurs caches au plus près des abonnés hébergeant les contenus les plus consultés.
Ces différents coûts supportés par les fournisseurs de services internet correspondent soit à des dépenses (opex) soit à des investissements (capex).
Pour accompagner la croissance de son activité, une jeune pousse de l’internet va devoir augmenter ses coûts de réseau : de quelques Mbit/s à plusieurs Gbit/s en termes de bande passante, voire l’acquisition de fibre ou de droits de passage (IRU) dans des câbles sousmarins; d’un ordinateur faisant office de serveur à des fermes de serveurs investies en propre en passant par de la capacité louée dans des fermes de serveurs mutualisées ; de la capacité achetées à des fournisseurs de CDN tels qu’Akamaï ou Limelight, voire le déploiement de son propre CDN. Au total, les PSI ont un intérêt évident à dépenser et investir dans leur connectivité : la qualité de leur service fourni à l’internaute final. Au fil de sa croissance, un PSI internet doit monter en gamme ses dépenses et investissements relevant de l’infrastructure réseau afin de maitriser et optimiser sa qualité de service.
Cette investissement graduel dans l’infrastructure ne doit pas être dissuadé et doit à l’inverse être encouragé. Ainsi l’Autorité devrait clairement indiquer que les principaux FAI doivent permettre un peering à différents niveaux de leur réseau et que s’ils peuvent imposer un peering payant lorsque le point d’échange est éloigné des internautes, le peering doit être gratuit à un niveau (à déterminer) du réseau.
Le mythe de la symétrie du trafic comme prérequis au peering
Au total, ce n’est pas tant la symétrie du trafic échangé qui motive les accords de peering qui se sont développés entre PSI et FAI, mais une qualité de service optimale pour les internautes. Le peering ne repose pas sur le postulat que les deux réseaux interconnectés doivent être de même taille. Certains opérateurs ou acteurs de l’internet ont des politiques de peering très ouvertes et acceptent d’échanger du trafic en direct avec des réseaux plus petits, précisément dans un objectif d’optimisation de qualité de service.
Au demeurant, il convient de souligner que le peering n’est pas gratuit pour un PSI. Il doit acheminer le trafic jusqu’à un point de peering et investir ou co-investir dans un routeur. Au passage, les FAI ne peuvent certainement pas jouer la surprise en observant l’asymétrie du trafic. Ils ont délibérément fait le choix de l’ADSL, où le A signifie asymétrique, en prévoyant que les usages seraient asymétriques avec des ratios supérieurs à 10.
Les acteurs internet créent la demande pour l’accès
Dans la relation entre PSI et FAI, l’asymétrie du trafic est d’autant moins pertinent que les contenus et applications fournis par les PSI sont la motivation des consommateurs à payer leurs abonnements d’accès aux fournisseurs d’accès.
Une étude réalisée par McKinsey pour le compte de l’Interactive Advertising Bureau conclut que les services financés par la publicité sur internet créent une valeur pour les consommateurs qui dépassent largement le prix de l’abonnement. En effet, les foyers européens valorisent leur accès internet en moyenne 38 € / mois en plus de leur abonnement haut débit. Et l’étude ne prend en compte que les services financés par la publicité en ligne ! Cela illustre la valeur créée par les applications internet aux bénéfices des revenus d’accès.
Dans le partage de la valeur, peut-être faudrait-il prendre en compte également les revenus d’accès perçus par les fournisseurs d’accès ?
Une généralisation du peering payant pénalisera les points d’échange de trafic Internet présents sur le territoire français
Une généralisation d’un péage sur les réseaux français risque de pénaliser le développement des points de peering en France, alors que notre territoire est déjà en retrait par rapport à des sites comme Londres, Amsterdam ou Francfort qui brassent actuellement des volumes de trafic IP plusieurs fois supérieurs. L’ASIC tient à souligner l’enjeu stratégique à attirer des points d’échange de trafic IP sur le territoire français, même si cette dimension industrielle ne relève pas des critères concurrentiels pris en compte par l’Autorité.
Promouvoir le peering pour une meilleure qualité de service aux internautes français
Les accords d’échange de trafic internet doivent être analysés en toute impartialité. En particulier, il faut bien comprendre la logique qui sous-tend les accords de peering entre opérateurs de réseaux et fournisseurs de services internet. C’est l’intérêt commun des PSI et des FAI d’offrir à l’utilisateur final une qualité de service optimale et donc de multiplier les liens directs entre leurs réseaux. Le peering est précisément un lien direct entre deux réseaux.
Du point de vue du PSI, le peering présente l’avantage de supprimer les intermédiaires entre ses contenus et applications et les internautes raccordés à un fournisseur d’accès, optimisant ainsi la qualité de service. Du point de vue du FAI, le peering présente le même avantage de supprimer les intermédiaires entre son abonné internaute et les contenus et applications hébergés sur un autre réseau. Ainsi il propose à ses abonnés une meilleure qualité de service pour l’accès aux contenus et applications.
Si l’Autorité envoie le signal d’une validation du peering payant imposé par les FAI sans aucune limite, cela risque de pénaliser le peering au bénéfice du transit via des fournisseurs de transit en mesure de mutualiser des volumes importants de trafic, mais au détriment des petits PSI et surtout au détriment des internautes, c’est à dire les consommateurs. Là encore, l’ASIC souhaite souligner cet enjeu même s’il ne relève pas des critères strictement concurrentiels pris en compte par l’Autorité dans le cas examiné.
Propositions de l’ASIC
En conséquence des éléments exposés ci-dessus, l’ASIC suggère à l’Autorité de la Concurrence de modifier le projet venant clôre le cas d’espèce examiné ici pour envoyer les signaux suivants au secteur:
Contribution ASIC – Tests de marché Autorité de la Concurrence – Mai 2012 4
● Ne pas légitimer une politique de peering des FAI imposant un modèle payant aux PSI sur la base de l’asymétrie du trafic, et à l’inverse envoyer le signal aux FAI que des critères alternatifs reflétant les investissements respectifs des PSI et des FAI doivent être déterminés (par exemple, certains opérateurs de transit se réfèrent aux “bit.miles” pour un tarif dégressif lorsque le PSI s’interconnecte de manière plus granulaire avec l’opérateur). Il pourrait s’agir du niveau d’interconnexion dans le réseau (cf. point suivant).
● Encourager l’investissement des PSI dans l’infrastructure en demandant aux FAI de permettre l’interconnexion à différents niveaux de leurs réseaux, et de définir un niveau du réseau où le peering est gratuit.