Mars 2019
L’Association des services Internet communautaires (ASIC) réunit depuis 2007 de nombreuses plateformes collaboratives en ligne, françaises ou étrangères qui ont à coeur de promouvoir au sein de l’ASIC un Internet ouvert, neutre et responsable.
Depuis plus de dix ans, l’ASIC participe aux discussions sur l’encadrement des activités se déroulant sur Internet. Suite à l’annonce de la création d’une taxation dédiée aux entreprises numériques, l’ASIC et plusieurs de ses membres ont pu rencontrer la direction de la législation fiscale de la DGFIP afin d’échanger sur les modalités de mise en oeuvre.
A titre liminaire, l’ASIC tient à apporter plusieurs informations aux membres du Parlement au regard des discussions ayant lieu dans d’autres pays quant à l’adoption de taxes similaires sur les entreprises du numérique.
- Au Portugal, le Parlement a rejeté cette mesure le 20 mars 2019
- En Australie, le Gouvernement a rejeté cette approche le 20 mars 2019, estimant – au regard retours reçus – qu’une approche multilatérale était préférable à une approche unilatérale
- En Espagne, le Sénat a adopté une motion de rejet le 20 février 2019.
- En Belgique, la Commission des Finances a rejeté le projet de taxation sur le numérique le 13 mars 2019 et le texte a été définitivement rejeté le 29 mars au matin.
- En Italie, à l’occasion de la réunion des membres de l’OCDE qui s’est tenue à Paris les 13 et 14 mars 2019, le Gouvernement a annoncé son intention de ne pas mettre en oeuvre – et donc d’adopter les décrets d’application nécessaire – au texte adopté à la fin de l’année 2018.
- Aux Pays-Bas, le Parlement a rejeté le 26 mars 2019 une motion demandant de travailler à une mesure unilatérale de taxation des services numériques.
A cela s’ajoute les inquiétudes exprimées tant par le Gouvernement américain, le Gouvernement allemand – au regard de leurs entreprises, mais également par plusieurs associations européennes incluant TechUK au Royaume Uni ou ADigital en Espagne.
Il nous apparaît que la France apparaît comme étant relativement isolée sur la scène internationale et que cette mesure risque de porter atteinte à l’attractivité de la France vis-à-vis des investisseurs internationaux.
En particulier, une étude réalisée par Allied For Startups auprès des fonds d’investissements a indiqué que 74% des investisseurs actifs en France estiment qu’une “taxe sur le chiffre d’affaires poussera les entrepreneurs du numérique à s’installer dans d’autres pays”.
Compatibilité avec le cadre européen en matière d’aide d’Etat
Le droit européen a instauré un régime de notification préalable des aides d’Etat auprès de la Commission européenne. A plusieurs reprises, la France a procédé à de telles notifications – notamment en ce qui concerne l’instauration d’une taxation du chiffre d’affaires des plateformes de vidéo en ligne au profit du CNC.
En l’espèce, l’analyse du projet de loi démontre que la présente taxe sur les services numériques démontre qu’elle est susceptible d’être qualifiée d’aide d’Etat au sens du droit européen et doit, en conséquence, faire l’objet d’une notification auprès des services de la Commission européenne.
En particulier, la mesure soulève plusieurs difficultés au regard du traitement discriminatoire mis en oeuvre au détriment des entreprises européennes non établies sur le territoire français. La possibilité offertes aux entreprises assujetties de déduire en charge, le montant de l’impôt payé au titre de la taxe sur les services numériques, peut être regardée comme une aide financière accordée au Gouvernement aux seules entreprises ayant un établissement permanent sur le territoire national.
En particulier, cette mesure :
- donne un avantage spécifique aux entreprises françaises ou aux entreprises non françaises ayant un établissement permanent sur le territoire national dès lors qu’elles seront les seules à pouvoir déduire la taxe de leurs charges. Une telle mesure n’est pas susceptible de s’appliquer aux entreprises européennes qui n’ont aucun établissement en France ;
- crée une distorsion de concurrence entre les entreprises françaises – qui bénéficieront d’un tel avantage financier – alors que les entreprises européennes ne pourront en bénéficier ;
- aura un impact sur les échanges au sein de l’Union européenne. Alors que les entreprises françaises ne seront pas sujettes à une telle taxation quand elles offrent leurs services en dehors de France, les autres entreprises européennes seront elles sujettes à cette taxation – sans possibilité de taxation. Le commerce transfrontière sera ainsi affecté.
Cette analyse a été confirmée récemment par des spécialistes reconnus du droit européen de la concurrence qui relèvent notamment, à propos des propositions notamment françaises de taxation du numérique : “en traitant différemment des entreprises qui sont dans une situation comparable, des mesures unilatérales comme les taxes françaises, italiennes ou espagnoles sur les services numériques devraient, de mon point de vue, constituer clairement des Aides d’Etat”.
Compatibilité avec le cadre européen relatif au marché intérieur
Notre association a également alerté les services de Bercy de la nécessité, conformément à la directive 98/34/CE et de la directive 98/48/CE, de notifier préalablement à toute adoption par le Parlement, tout projet de règle technique relatif à un service de la société de l’information. L’absence de notification a pour effet de rendre inopposable ladite règle technique – comme cela a été jugé à plusieurs reprises par des juridictions françaises, tant sur le plan administratif que sur le plan judiciaire.
Ce régime de transparence est destiné à s’assurer qu’une mesure technique n’aura ni pour objet, ni pour effet de porter atteinte aux principes fondateurs de l’Union européenne et en particulier, au principe de la libre circulation des biens et des services ou a principe de marché unique.
En l’espèce, en instaurant une mesure fiscale visant spécifiquement les entreprises du numérique, le projet de loi rentre clairement dans le champ d’application de ces directives. A ce titre, on peut relever que l’Espagne a notifié au début du mois de janvier 2019 son avant-projet de fiscalité du numérique (2019/10/E).
Compatibilité avec les conventions fiscales bilatérales
Nous avons notamment alerté les services de Bercy sur la question de la compatibilité de la taxe envisagée avec les conventions fiscales bilatérales conclues par la France avec plusieurs pays où sont installées les entreprises sujettes à cette taxation.
En effet, si la taxe créée devait être regardée comme relevant des impôts visés par les conventions fiscales bilatérales conclues par la France, cela ne constituerait par un motif d’invalidité juridique de cette taxe, mais il en résulterait qu’elle ne pourrait être mise à la charge des redevables qui ne sont pas établis en France et qui n’y disposent pas d’un établissement stable.
Comme le rappelle le Conseil d’Etat dans son avis, les conventions fiscales bilatérales conclues par la France comportent généralement, s’agissant du champ des impôts visés, une définition proche de celle fixée par le modèle de convention fiscale de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Dès lors, un impôt établi postérieurement à la signature d’une convention fiscale conclue par la France et conforme sur ce point au modèle de l’OCDE entre dans le champ d’application de cette convention en tant qu’impôt français sur le revenu s’il est d’une nature identique ou analogue, soit à un impôt expressément visé dans la liste des impôts français par la convention, soit à un impôt portant sur le revenu total ou sur un élément du revenu.
Comme le précise le Conseil d’Etat, “l’appréciation de cette analogie avec un impôt sur le revenu suppose de combiner les définitions données aux paragraphes 1 et 2 de l’article 2 d’une telle convention avec la liste des impôts fixée au paragraphe 3 de ce même article : cette liste permet en effet d’appréhender l’intention des parties signataires de la convention”.
En l’espèce et il ressort de l’analyse des convention bilatérales conclues par la France avec plusieurs pays qu’ils s’interdisent de doublement taxer les revenus nets – en l’espèce, les profits – d’une entreprise.
Sur la base de cette analyse de l’intention des Etats, le Conseil d’Etat a déduit que la mesure fiscale envisagée n’était pas en contrariété avec le cadre conventionnel s’agissant non pas d’une taxe sur les profits, mais d’une taxe sur le chiffre d’affaire – n’entrant pas dans le périmètre des conventions fiscales bilatérales.
Cette analyse apporte de la part de l’ASIC plusieurs critiques.
Tout d’abord, le Conseil d’Etat n’analyse pas l’intégralité des conventions fiscales bilatérales en cause. En effet, si plusieurs conventions ont ainsi été analysées, il apparaît au regard des déclarations faites par le Ministre de l’économie que plusieurs autres Etats devraient également entrer dans le périmètre de l’analyse. Il en va ainsi de l’Espagne, de l’Italie ou même de la Norvège.
Ensuite, et comme le rappelle le Conseil d’Etat, il est important d’appréhender l’intention des parties signataires. En particulier, la taxe sur les services numériques a été présentée par le Gouvernement français comme venant “en lieu et place” d’un impôt sur les sociétés, c’est à dire d’une taxe sur les profits.
Cette intention du Gouvernement français d’avoir une mesure fiscale destinée à viser les profits des entreprises et de mettre en oeuvre une fiscalité sur les revenus nets des entreprises est constatée dans plusieurs déclarations:
- L’étude d’impact du projet de loi révèle la volonté du Gouvernement, notamment dans le cadre des négociations de l’OCDE, d’avoir une taxation des profits des entreprises du numérique sur la base du lieu de consommation. En effet, l’étude d’impact relève que : “De telles évolutions n’ont toutefois pas pu, pour l’heure, être mises en œuvre en matière de fiscalité directe et plus spécifiquement de taxation des revenus nets (impôt sur les sociétés)”. Le Gouvernement fait un lien entre la taxe française et la nécessité d’une réforme internationale de la taxation des profits des entreprises.
- Bruno Le Maire a présenté à plusieurs reprises la proposition de taxe sur les services numériques comme étant une solution destinée à être remplacée par les nouvelles règles en cours de discussion au sein de l’OCDE, destinées à taxer les profits des entreprises notamment du numérique. Dans son Interview au Parisien, le Ministre de l’économie indiquait ainsi : “Dès qu’il y aura un accord au sein de l’OCDE, ces nouvelles règles fiscales internationales prendront la place de notre taxe française.”. Le Ministre fait donc un lien entre la taxe française et les travaux de l’OCDE sur la taxation des revenus nets.
- Bruno Le Maire part du postulat que les acteurs du numérique sont faiblement fiscalisés sur le territoire européen pour justifier la mise en oeuvre d’une telle taxation : “c’est, aussi, une question de justice fiscale. Les géants du numérique payent 14 points d’impôts de moins que les PME européennes. Que ces entreprises paient moins d’impôts en France qu’une très grosse boulangerie ou qu’un producteur de fromages du Quercy, cela me pose un problème”. Le Ministre de l’économie fait donc un lien entre la taxe française et le montant de l’impôt sur les sociétés payé par les acteurs du numérique.
- Mounir Mahjoubi confirmait cette connection entre la taxe français et le montant de l’impôt sur les sociétés payé en France lors d’une interview sur BFM: “[Les acteurs du numérique] ne payaient pas d’impôt en France et en Europe. Là, ils vont être taxés”. Et d’ajouter: “On va pouvoir les taxer sur le chiffre d’affaires, pas les profits. Pourquoi? Parce que ces boîtes là en France ne font pas de profit. Par contre elles ont du chiffre d’affaire de plusieurs milliards. Donc on va se faire un taux d’imposition de 3 % (…) Personne ne comprenait que ces boîtes pouvait faire des milliards sans payer d’impôt en France”. Pour le Secrétaire d’Etat en charge du numérique, la taxe française est donc assimilable à un impôt sur les sociétés.
- Mounir Mahjoubi, dans une autre interview, continue à mettre l’accent sur le besoin de taxer les revenus réalisés par les entreprises du numérique. “Quand on fait plusieurs milliards d’euros de chiffre d’affaires dans un pays ce n’est pas normal de ne payer moins d’impôts qu’une PME (…) Quand on fait 8 milliards d’euros de chiffre d’affaires, on ne peut pas payer quelques milliers d’euros d’impôts”. Et d’ajouter que la solution française est une solution temporaire qui doit être remplacée par une solution mondiale.
- Mounir Mahjoubi a également indiqué dans une nouvelle interview, afin de justifier cette taxe française, que “personne ne comprend que ces personnes ne paient pas d’impôts et qu’elles fassent des milliards d’euros de bénéfices chaque année sur le territoire français”. Le Secrétaire d’Etat fait donc un lien direct, une nouvelle fois, entre la taxe française et le besoin de taxer les profits des entreprises du numérique.
- Bruno Le Maire souhaite également limiter l’impact de cette mesure fiscale sur les entreprises déjà assujetties à l’impôt sur les sociétés. Dans la même interview au Parisien, il indiquait : “Nous avons entendu cette critique. Le montant acquitté sera donc déductible du résultat comptable sur lequel est calculé l’impôt sur les sociétés. Cela aura pour effet de réduire jusqu’à un tiers du montant de cette taxe pour les entreprises qui payent leurs impôts en France”. Le Ministre de l’économie a donc mis en oeuvre un mécanisme de déductibilité partielle de la taxe française sur l’impôt sur les sociétés payé par les entreprises du numérique.
Ainsi, et peu importe la manière dont le Gouvernement a pu rédiger la mesure fiscale, cette taxation sur les services numériques est explicitement destinée à compenser ce qui est présenté comme une insuffisance du montant de l’impôt sur les sociétés payé en France par certaines entreprises du numérique.
Au regard de cet objectif, et de l’intention du Gouvernement français en matière de taxation des entreprises du numérique, il apparaît que la mesure fiscale envisagée doit être regardée comme relevant des impôts visés par les conventions fiscales bilatérales conclues par la France. En conséquence, l’administration fiscale sera dans l’impossibilité de mettre cette taxe à la charge des redevables qui ne sont pas établis en France et qui n’y disposent pas d’un établissement stable.
*
* *
Sur la base des éléments qui précèdent, l’ASIC considère que la taxe sur les services numériques envisagée par le projet de loi :
- soulève de sérieuses difficultés au regard du droit européen sur les aides d’Etat ;
- soulève de sérieuses difficultés au regard du respect des règles de transparence et de notification préalable des normes techniques relatives à la société de l’information ;
- soulève de sérieuses difficultés au regard du respect des conventions fiscales bilatérales dont la France est signataire.
Dans ces conditions, l’ASIC invite le Parlement à :
- solliciter le Gouvernement, et en particulier les services de la Direction Générale des Entreprises, afin qu’elle procède à une notification préalable auprès des services de la Commission européenne du projet de taxe sur les services numériques en application des directives 98/34/CE et 98/48/CE ;
- insérer dans le projet de loi, par voie d’amendement, une disposition similaire à celle adoptée lors du vote des taxes dites “Netflix” et “Youtube”, reportant l’entrée en vigueur à une approbation formelle de la mesure fiscale par les services de la DG COMP au titre de l’Aide d’Etat : (“Ces dispositions entrent en vigueur à une date fixée par décret, qui ne peut être postérieure de plus de six mois à la date de réception par le Gouvernement de la réponse de la Commission européenne permettant de regarder le dispositif législatif lui ayant été notifié comme conforme au droit de l’Union européenne en matière d’aides d’Etat”.)