L’Association des Services Internet Communautaires (ASIC) salue la qualité du travail effectué par la mission. Elle souhaite néanmoins formuler quelques observations sur le fond du projet de rapport ou les recommandations qu’il contient.
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Observations générales
1.1. La licence, fausse solution au vrai problème juridique que soulève la création transformative
Une exception est justifiée, pas une licence. En droit d’auteur, une exception est créée quand le marché ne parvient pas à résoudre un problème que pose ce droit. Le projet de rapport avance qu’une solution de marché – la passation de licences entre les plateformes et les ayants droit afin de “protéger” le phénomène de la création transformative – pourrait être trouvée. Ainsi qu’il sera démontré ci-dessous, une telle proposition ne résiste pas à l’examen, ce qui justifie la création d’une exception.
A propos de l’existence de licences à l’heure actuelle. Le rapport fait état de conventions passées entre certaines plateformes et certaines sociétés de gestion collective en France, et suppute que ces accords couvrent le cas des oeuvres transformatives. Ces accords étant confidentiels, il ne s’agit que de suppositions qui sont d’ailleurs inverses de celles figurant dans le Rapport Lescure à propos d’une de ces plateformes :
Les accords passés avec YouTube par la SACD et la SCAM d’une part et par la SACEM d’autre part ne couvrent pas les contenus transformatifs. En effet, s’agissant de la SCAM et la SACD, seuls les contenus officiels mis en ligne à l’initiative ou avec l’autorisation des producteurs sont couverts. S’agissant de la SACEM, les contenus créés par les utilisateurs sont couverts, mais uniquement lorsqu’ils correspondent à la simple reproduction d’une œuvre protégée. Les remixes, mashup ou autres œuvres dérivées ne sont pas couverts par cet accord, puisque la SACEM, titulaire des droits d’exécution publique et de reproduction mécanique, ne détient ni le droit d’adaptation, d’arrangement ou de traduction, ni le droit moral (ces droits sont cédés par l’auteur à l’éditeur). La mise en ligne de tels contenus requiert donc l’autorisation de l’éditeur, qui va généralement se retourner vers l’auteur. En outre, le producteur phonographique peut toujours, au titre de ses droits voisins, demander le retrait de tels contenus.
Il existe de multiples raisons pour lesquelles les licences ne sont pas une solution adaptée. Le projet de rapport soutient que la conclusion de licences entre plateformes et sociétés de gestion collective pourrait être une solution aux nombreuses difficultés soulevées par les créations transformatives. Un tel postulat ne résiste pas à l’examen, car il suppose que les licences pourraient couvrir tous les usages, pour toutes les oeuvres, et en tous lieux. Or :
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les plateformes ne sont pas le seul lieu de création ou de diffusion des oeuvres transformatives ;
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une oeuvre transformative peut circuler et quitter une plateforme ;
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les sociétés de gestion collective ne représentent pas l’ensemble des ayants droit dont les oeuvres sont transformées ;
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il existe un risque d’empiètement de licences et donc de double paiement ;
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un usage ne donnant pas légalement lieu à rémunération peut devenir payant !
Les créations transformatives naissent partout, pas seulement sur DailyMotion ou YouTube. Le projet de rapport a principalement en vue les oeuvres vidéo, mais fait peu de cas des billets postés sur les plateformes de blogs telles qu’Over Blog, Skyblogs, Blogger, etc., ou des images publiées sur des sites spécialisés (Flickr par exemple) ou généralistes (l’ensemble des médias sociaux tels que Facebook, Twitter, etc.), ou encore des sites dédiés à la création transformative, tel que FanFiction.net.
Surtout, les oeuvres ne sont pas exclusivement créées et diffusées sur les plateformes ! Il existe des logiciels libres – ceux de WordPress ou de Gandi par exemple – permettant de créer son propre blog et de l’héberger sur son propre serveur. Postuler que les auteurs de créations transformatives ne créent ou ne diffusent que sur les grandes plateformes revient à ne traiter que d’une partie d’une phénomène. Les licences pour les plateformes ne peuvent être un substitut au réel besoin d’une exception pour ces auteurs.
Les oeuvres transformatives publiées sur une plateforme n’y restent pas nécessairement. Cela est d’autant plus vrai que les oeuvres créées ou diffusées sur ces plateformes peuvent ensuite vivre hors de celles-ci. A l’heure où la centralisation des plateformes est critiquée, incitant certains à créer hors d’elles, proposer que ces plateformes passent des licences revient à postuler que la création ne se fera dans le futur que sur elles. De nouveau, les licences ne peuvent masquer le besoin véritable d’une exception pour les oeuvres transformatives.
Multiplier les licences ne permet de “couvrir” qu’une partie des oeuvres. Toute licence passée avec une plateforme ne couvrirait mécaniquement qu’une partie seulement des oeuvres. Les créations transformatives ne portent pas que sur les images, vidéos ou musiques apportées aux sociétés de gestion collective. Elles peuvent porter sur des contenus amateurs, qu’il s’agisse de parodier la vidéo d’un amie ou une vidéo devenue virale par exemple. L’étude des phénomènes culturels suscités par les plateformes montrent aussi l’intérêt pour des créations pour lesquelles il n’existe pas de société de gestion collective : sur YouTube par exemple, l’artiste Michelle Phan est connue pour les maquillages qu’elle réalise.
Superposition de licences amenant à rémunérer deux fois un même usage. Le rapport évoque les licences passées avec les sociétés de gestion collective pour le compte des institutions d’enseignement. Si ces licences couvrent le dépôt d’oeuvres sur les plateformes grand public à des fins pédagogiques, alors ces utilisations sont déjà couvertes par une licence et il n’y a pas lieu d’en prévoir une autre, au risque de paiements indûs.
Les systèmes d’identification des oeuvres à l’épreuve des oeuvres transformatives. Le projet de rapport évoque en plusieurs endroits les systèmes de reconnaissance des oeuvres, telles que Signature ou Content ID. Le rapport ne s’attarde malheureusement pas sur le problème de fond que posent ces techniques au regard de la problématique des créations transformatives.
De tels systèmes ne peuvent de manière certaine distinguer les contenus qui relèvent d’une exception – et donc pour lequel il ne saurait y avoir de licence – et les contenus qui seraient contrefaisants. Ces outils permettent d’identifier l’inclusion dans une vidéo d’éléments pour lesquels les ayants droit ont préalablement fourni un fichier de référence ; ils ne permettent pas d’apprécier la légalité de l’usage de ces éléments. Deux difficultés en découlent :
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d’abord, un système de reconnaissance par empreinte peut donner lieu à monétisation d’un contenu alors pourtant que ce contenu relève d’une exception ! Situation particulièrement ironique dans le cas d’un remix destiné à critiquer ou parodier une oeuvre ou son auteur.
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ensuite, la mise en oeuvre du système peut aboutir au blocage d’un contenu, à la demande d’un ayant droit, alors pourtant que l’usage est légal. Cette dernière hypothèse, fréquente, nécessite la mise en place d’un mécanisme de protection de l’utilisateur : la contre-notification.
1.2. La nécessaire préconisation d’un mécanisme de contre-notification
Pages 58-59, le projet de rapport souligne à juste titre la difficulté à laquelle sont quotidiennement confrontés les intermédiaires : celle d’apprécier la légalité d’une oeuvre transformative suite à notification qu’elle serait illicite. Page 63, le projet de rapport évoque la facilité avec laquelle les titulaires de droits peuvent demander le retrait de contenus, et reconnaît, même s’il le minimise, “l’effet négatif du droit actuel sur la création transformative”. Page 73, il est suggéré la mise en place de procédures d’arbitrage ou de médiation – dont on peut douter de la complexité ou de l’efficacité, au vu des expériences menées en la matière.
Ce faisant, le rapport reconnaît l’existence bien réelle du volume de contentieux lié aux créations transformatives. De manière à corriger le déséquilibre existant entre titulaires disposant du pouvoir de notification, et celui de l’auteur qui assiste médusé à la suppression de la création transformative dans laquelle il a investi, l’ASIC suggère à la mission d’ajouter aux préconisations la création d’un mécanisme de contre-notification comme il en existe dans d’autres Etats de l’Union Européenne. Cette préconisation rejoindrait naturellement celle existantes, afin non seulement de permettre la réception des oeuvres transformatives dans notre droit, mais aussi leur maintien en ligne. Plus simple et plus opportun que le complexe mécanisme d’arbitrage évoqué pages …., il présente aussi l’intérêt de pouvoir être ajouté à la loi française sans révision du cadre communautaire.
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Observations ponctuelles
L’ASIC rappelle le statut légal spécifique des prestataires techniques. L’ASIC s’étonne de la très étrange formule utilisée page 58, selon laquelle “les prestataires techniques (…) ne sont pour l’heure pas tenus d’une responsabilité directe ou indirecte en contrefaçon du fait des contenus qui transitent par leur intermédiaire”. L’ASIC rappelle que les prestataires en question n’ont pas de responsabilité a priori en application du droit positif, et demande la suppression de cette formule inappropriée.
Documentation du phénomène de la création transformative. Le projet de rapport déplore l’absence de données chiffrées. L’Organization for Transformative Works en fournit certains, par exemple que sur le site FanFiction.net, il existe trois millions (!) d’histoires, dont 663.000 basées sur Harry Potter, 31.000 basées sur Star Wars, 99.000 basées sur Mad Men, etc.
Une étude du Pew Internet and American Life Project a montré que 40 % des adultes qui mettent des vidéos en ligne y mettent des “videos that mix content and material in a creative way.” Ce même centre a aussi montré que, sur l’ensemble des utilisateurs d’internet, 21% des adolescents et 15% des adultes créent des remix.
Un chercheur qui a travaillé sur un large échantillon de vidéos YouTube a estimé entre 2000 et 6000 le nombre de vidéos originales ajoutées chaque jour qui comprennent des extraits de films ou de programmes télévisés.
Exemples de situations dans lesquelles le droit a bridé la création transformative. Le projet de rapport souligne la difficulté d’illustrer son propos de cas réels dans lesquels le droit a amené à la censure d’oeuvres transformatives. En voici quelques uns :
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le “Martine Cover Generator” qui permettait de détourner les pochettes de la série Martine
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l’illustration de l’actualité par des images détournées de Tintin,
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la suppression de la vidéo “Robocopyright” réalisée par La Quadrature du Net à la demande d’Universal.
Il ne s’agit ici que de la partie émergée de l’iceberg, celle couverte par la presse. Les intermédiaires membres de l’ASIC sont témoins au quotidien de nombreuses situations dans lesquelles leurs utilisateurs assistent impuissants à la suppression de vidéos sur lesquelles ils avaient pourtant travaillé, sans forcément comprendre ce qui leur arrive.
Les plateformes ne vivent pas en autarcie. Le projet de rapport avance que les plateformes ne mettraient pas en avant des contenus très spécifiques et très originaux. Outre que cela n’est aucunement démontré ou documenté, il convient de rappeler qu’il existe pléthore d’autres moyens pour découvrir ces oeuvres que la prescription aléatoire de contenus sur la plateforme : moteurs de recherche généralistes ou spécialisés, recommandation sociale sur les médias sociaux, les forums, les blogs…
Répartition de la valeur. Le rapport postule que les créateurs ne gagneraient pas d’argent en mettant en ligne leurs oeuvres transformatives et, mieux encore, que certaines plateformes militeraient pour une exception afin de réduire leurs coûts. Il convient de rappeler qu’il existe des plateformes qui rémunèrent leurs utilisateurs : YouTube, par exemple, a déjà reversé plus d’un milliard de dollars à ses divers utilisateurs, Wikio rémunère des blogueurs, etc. Pour d’autres plateformes, l’absence de flux financier vers des sociétés de gestion collective ne signifie pas qu’il y a absence de flux tout court.
Efficience d’un éventuel “outil simple et interactif d’information”. Le rapport suggère de “développer un document standard de référence” rappelant les principes essentiels de la matière et destiné à guider les auteurs d’oeuvres transformatives. Problème : ce rapport, comme un rapport européen qu’il cite, montre précisément la complexité du droit applicable et l’absence de certitudes quant aux règles et/ou exceptions qui s’y appliquent !